Créer, avancer et promouvoir, ou menacer de promouvoir, un pion passé est l’un des plans possibles dans une partie d’échecs.
Savoir mener à bien ce plan peut souvent décider du résultat de la partie.
C’est pourquoi j’ai décidé d’écrire ce (long) article pour vous apprendre:
- ce qu’est un pion passé
- pourquoi les pions passés sont si importants
- comment créer un (ou plusieurs !) pion passé
- comment l’avancer et, éventuellement, le promouvoir
Qu’est-ce qu’un pion passé ?
Nous adopterons la définition de Hans Kmoch dans son livre L’art de jouer les pions. Un pion passé est un pion:
- qui n’a plus de pion adverse sur la colonne en face de lui
- qu’aucun pion adverse sur les colonnes adjacentes ne peut empêcher d’avancer
Par exemple, dans le diagramme suivant, le pion f5 est un pion passé. Les pions b5, d3 et h7, qui n’ont pas de pion adverse sur leur colonne mais doivent encore passer la barrage d’un ou plusieurs pions sur les colonnes adjacentes sont appelés des pions candidats. Les pions qui empêchent le pion candidat d’être un pion passé sont appelés par Hans Kmoch des sentinelles. C’est le cas des pions blancs a3, c3 et g4, et du pion noir c5.
Pourquoi les pions passés sont-ils importants ?
Le principal avantage d’un pion passé est qu’il menace souvent d’avancer à Dame, et que cette menace limite les possibilités de l’adversaire, en particulier en finale.
Dans le diagramme suivant, le pion passé supplémentaire des Blancs leur assure un gain facile. Leur Roi peut tranquillement se rapprocher et prendre le pion g5, que le Roi noir ne pourra pas défendre car il doit surveiller le pion a2.
Un pion passé a aussi un rôle paralysant sur le camp adverse, qui doit le bloquer ou au moins empêcher qu’il n’avance.
Dans la position du diagramme suivant (tiré de la partie Anand – Vallejo Pons, 2011), les Noirs abandonnent: ils ne peuvent jamais prendre le pion en c7, car après l’échange des Tours la finale qui en résulte est facilement gagnante pour les Blancs (grâce au pion passé en h2). Et s’ils attendent, les Blancs peuvent tranquillement améliorer leur position, par exemple en prenant les pion c3 et a5 avec leur Roi.
Comment créer un pion passé
Les pions passés peuvent être créés de nombreuses façons. Voici quelques cas typiques.
Exploiter une majorité de pions
L’échange de pions et l’ouverture de colonnes, en particulier de colonnes centrales, peut conduire à une situation où, si le nombre total de pions est égal, chaque joueur dispose de pions en surnombre sur une zone de l’échiquier. On appelle ce surnombre une majorité de pions.
Ainsi, dans le diagramme suivant, chaque joueur possède 5 pions, mais les les Blancs ont une majorité de pions à l’aile Roi alors que les Noirs ont une majorité de pions à l’aile Dame.
Disposer d’une majorité de pion permet en principe de créer un pion passé. Pour cela, il convient de pousser en premier le pion candidat. Ainsi, dans le diagramme précédent (et en oubliant la possibilité des deux camps de jouer leur Roi), les Noirs peuvent créer un pion passé en commençant par le coup 1…b5. Si maintenant 2.a3, 2…a5 sera suivi de 3…b4 et les Noirs obtiennent un pion passé.
Dans ce diagramme, commencer par 1…a5 serait une erreur car les Blancs peuvent jouer 2.a4. Si les Noirs poussent tout de même leur pion par 2…b5, 3.axb5 conduit à un pion passé pour les Noirs (le pion en a5) mais aussi à un pion passé pour les Blancs (le pion en b5).
Utiliser une percée de pions
Créer un pion passé est parfois possible même sans avoir de majorité. On appelle la manœuvre qui consiste à créer un pion passé sans disposer d’une majorité une percée de pion. Une percée de pion nécessite souvent de sacrifier un ou plusieurs pions, et implique souvent la création d’un ou plusieurs pions passés pour l’adversaire. Il faut donc être sûr de son calcul avant de s’engager dans une telle percée.
En voici deux exemples:
Le diagramme ci-dessus nous montre la méthode classique d’une percée de 3 pions contre 3 pions. Au trait, les Blancs gagnent en jouant 1.g6. Ce coup attaque les pions noirs en f7 et h7, et les Noirs sont donc obligés de prendre, par exemple par 1…hxg6 (1…fxg6 est symétrique).
Les Blancs ont ainsi réussi à faire du pion h5 un pion candidat. Ils doivent à présent dévier le défenseur de la case h6 afin de pouvoir avancer ce pion candidat. Ils y arrivent en jouant 2.f6. Après 2…gxf6, les Blancs ont sacrifié deux pions et donné aux Noirs trois pions passés, mais ils gagnent grâce à 3.h6 car leur pion est le plus avancé.
Notons que cette percée de pion fonctionne à deux conditions.
La première condition est que le Roi noir est suffisamment éloigné. Avec le Roi noir en e8 au lieu de a6, la percée ne fonctionne pas pour deux raisons. D’une part, après 1.g6, le pion f7 est protégé, et les Noirs peuvent simplement défendre le pion h7 en jouant 1…h6. De plus les Noirs peuvent également tenter les Blancs en jouant 1…hxg6. Si ceux-ci s’obstinent dans leur idée de percée de pion en jouant 2.f6, 2…gxf6 3.h6 est contré par 3…Rf8 et les Noirs gagnent.
La deuxième condition est que les pions défensifs se trouvent sur leur case de départ. Si l’on décale l’ensemble des pions vers le bas d’une rangée (ou plus !), la tentative de percée 1.g5 échoue: 1…hxg5 2.f5 gxf5 3.h5 f4 (Exercice: vérifier que 3…g4 mène à une finale égale Dame contre Dame) et les Noirs vont faire Dame avec échec juste après la promotion du pion Blanc.
Enfin, signalons que, si on reprend la position du diagramme ci-dessus mais trait aux Noirs, ceux-ci ont un coup (et un seul) pour empêcher la percée de pion et annuler: 1…g6. 1…h6 (ou 1…f6) perd à cause de 2…f6.
Le deuxième exemple de percée de pions est représenté sur le diagramme suivant. Il est tiré de la partie Wade – Korchnoi jouée à Buenos Aires en 1960.
Korchnoi abandonna après 38.a5. Les Blancs menacent de jouer 39.a6, et si 38…bxa5 39.b6 permet de gagner en attaquant la sentinelle en b7: 39…cxb6 40.d6.
Gagner un pion
Gagner un pion est toujours agréable, mais encore plus lorsque cela permet d’obtenir un pion passé.
Le diagramme suivant est tiré d’une partie que j’ai jouée fin 2016.
Dans cette position issue d’une défense Est-Indienne, les Noirs ont l’avantage sur l’aile Roi alors que les Blancs dominent l’aile Dame. 20.a4 attaque le pion b5 qui est difficile à défendre. Mon adversaire choisit de jouer 20…Dd7 (20…bxa4 se heurte à 21.Fxa6 et le pion a4 sera pris un peu plus tard, mais 20…Tb8 pouvait être essayé). Après 21.axb5 axb5 22.Ta7 Tc7 les Blancs peuvent prendre le pion par 23.Fxb5.
Le gain du pion b5 fait du pion b2 un pion passé. Ce pion passé sera appelé à un bel avenir: la position finale, dans laquelle les Noirs abandonnent, est représentée dans le diagramme suivant: les Noirs ne peuvent empêcher la promotion du pion qu’en donnant leur Tour.
Sacrifier une pièce
Les pions passés peuvent être si forts qu’un sacrifice matériel est parfois possible pour créer ou soutenir un pion passé.
Dans la position du diagramme ci-dessus, les Noirs ont déjà un pion passé mais celui-ci est bloqué par la Tour blanche. Les Blancs viennent de jouer 28.Ff3-d5 qui attaque la Dame blanche et bloque la colonne d.
Le sacrifice de qualité 28…Txd5 permet de sauver la Dame et de créer une majorité de pions qui va mener à un second pion passé. Il suivit: 29.cxd5 Dxd5 30.f3 c4 31.bxc4 bxc4 et les Noirs gagnèrent une dizaine de coups plus tard (Yegiazarian – Minasian, cht d’Arménie 2006).
La position suivante est tirée de la partie Zambrana – Abelnabbi jouée lors des Olympiades 2002:
Le coup 37.Txd6 permet de gagner le Cavalier en e5 et le pion en c5, et permet de créer trois pions passés grâce auxquels les Blancs ont gagné au 48e coup.
Comment avancer un pion passé
Le scoop: pensez à avancer votre pion passé !
Pour avancer un pion passé, je vais partager avec vous une méthode exclusive: il faut penser à l’avancer ! 🙂
Voici deux exemples:
Cette position est tirée de la partie Galliamova – Paehtz, Krasnoturinsk 2007. les Noirs semblent avoir l’avantage, avec deux pièces contre la Tour blanche et un pion passé en d4 un peu plus avancé que le pion blanc en a4.
Dans cette position, les Blancs ont avancé leur pion passé en jouant 50.a5. Les Noirs ont répondu par le coup naturel 50…Rc6: ce coup protège la case b7 (d’où la Tour blanche pourrait attaquer h7) et attaque la Tour blanche qui n’a pas de case sur la 5e rangée.
Ignorant la menace sur leur Tour, les Blancs ont répondu 51.a6. Le pion ne peut plus être arrêté. Après 51…Rxb5, les Noirs luttèrent encore contre le Dame blanche, mais finirent par abandonner au 77e coup.
La position du diagramme suivante est tirée d’une partie jouée en 1938 entre Jose Raul Capablanca et Reuben Fine.
Après 39.g5+ hxg5, Capablanca (pourtant un grand spécialiste des finales) joua 40.Txg5 et le nul fut conclu quelques coups plus tard. Au lieu de reprendre le pion (les échecs ne sont pas les dames !), Capablanca pouvait jouer 40.h5 et le pion ne peut être arrêté qu’en donnant la Tour (Exercice de calcul: voyez-vous comment ?)
Contrôler les cases devant le pion
Lorsque le pion passé est bloqué il faut arriver à chasser la pièce qui bloque le pion.
Dans le diagramme ci-dessus, les Noirs dévient la Dame blanche en jouant 35…Dxd3 36.Dxd3 e2. Le pion noir ne peut plus être arrêté qu’en donnant la Dame et les Noirs restent avec une Tour de plus (Silva – Ushenina, Olympiades 2016).
Dans la position ci-dessus, les Blancs gagnent en jouant 80.Ce5: ils menacent de chasser le Roi noir par un échec en c6 ou d7 (Eljanov – Beliavsky, Olympiades 2016).
Lorsque le pion n’est pas bloqué mécaniquement mais qu’il ne peut avancer parce que les cases situées devant lui sont contrôlées par l’adversaire, il faut arriver à prendre le contrôle de ces cases soit directement avec ses propres pièces, soit en éliminant les défenseurs adverses.
Le diagramme suivant est tiré de la partie Karpov – Polugaevsky, Moscou 1974:
Le pion passé des Blancs n’est qu’à une case de la promotion, mais la Tour noire contrôle cette case. Karpov força l’abandon de son adversaire par le coup 49.Fc4 qui aurait été suivi de 50.Ta2.
Dans l’exemple ci-dessus, le pion passé des Blancs n’est plus qu’à deux cases de la promotion, mais ces deux cases sont protégées par le Cavalier et la Tour noirs.
Les Noirs abandonnèrent après l’élimination du Cavalier par 28.Fxe6: si 28…fxe6, 29.Dxf8+ Rxf8 30.c7 et le pion ne peut plus être arrêté (Tari – Lorparizangeneh, Olympiades 2016).
De l’importance de la mobilité des pions passés
La mobilité des pions passés ou candidats est parfois plus importante que leur quantité.
La position ci-dessus est tirée d’une partie que j’ai perdue récemment. Avec les Noirs, dans cette position, je m’estimais heureux avec mes deux pions passés liés, alors que les Blancs n’ont pas encore de pion passé.
Hélas, mes deux pions sont bloqués par le Fou et par le clouage le long de la diagonale b2-g7. Il suivit 34.b6 axb6 35.a6 bxa6 36.cxb6 Rf7 (le pion noir est enfin décloué mais c’est trop tard) 37.b7 Db8 38.Fxa6 Fg7 39.Db5 Ff6 40.Dd7+ Fe7 41.Fc4 1-0
Dans le diagramme ci-dessus, tiré de la partie Garcia Gonzalez – Quinteros, Moscou 1982, les Noirs ont 3 pions passés contre un pion passé et un pion candidat pour les Blancs. Ils viennent de jouer 47…f3, et menacent de jouer 48…h2 qui gagne.
Mais après le seul coup des Blancs pour parer cette menace, 48.Rg1, les 3 pions noirs sont bloqués alors que les deux pions blancs sont mobiles. La partie se termina par 48…Rf6 49.e5+ (une percée de pion) 49…dxe5 50.d6 e4 51.d7 et les Noirs abandonnent.
En résumé
Nous avons vu dans ce cours ce qu’est un pion passé, pourquoi les pions passés sont importants, comment créer un ou plusieurs pions passés et comment les avancer.
Je pense qu’étudier et utiliser ces techniques est indispensable pour progresser aux échecs.
N’hésitez pas à me dire dans les commentaires ci-dessous si ces conseils vous auront en effet été utiles dans vos parties !
Ce cours est également disponible au format pdf: Comment créer, avancer et promouvoir un pion passé